samedi 7 mai 2016

Lecture : Crépuscule, Apollinaire

J'ai décidé que j'allais, de temps à autre, faire une lecture de poème, et par lecture, j'entends, pour le moment, une explication légère de l'intérêt que revêt, pour moi, le texte. C'est parti !

À Marie Laurencin

Frôlée par les ombres des morts
Sur l'herbe où le jour s'exténue
L'arlequine s'est mise nue
Et dans l'étang mire son corps

Un charlatan crépusculaire
Vante les tours que l'on va faire
Le ciel sans teinte est constellé
D'astres pâles comme du lait

Sur les tréteaux l'arlequin blême
Salue d'abord les spectateurs
Des sorciers venus de Bohême
Quelques fées et les enchanteurs

Ayant décroché une étoile
Il la manie à bras tendus
Tandis que des pieds un pendu
Sonne en mesure des cymbales

L'aveugle berce un bel enfant
La biche passe avec ses faons
Le nain regarde d'un air triste
Grandir l'arlequin trismégiste

Crépuscule, Alcools, Apollinaire

-Le tableau, le regard

À force de lire ce poème, j'ai  réussi à prendre conscience de sa dimension picturale. On remarque plusieurs fois le thème du regard (le spectacle et les spectateurs, l'arlequine qui se "mire" dans le lac comme Narcisse, les jeux de lumière du crépuscule, les couleurs - du ciel, des saltimbanques (le "pendu" est un acrobate), des êtres magiques, de la forêt...).
Chaque strophe décrit une nouvelle scène, et comme elles sont toutes différentes (à une exception près), on peut les juxtaposer. On remarque à ce sujet l'usage du présent dans tout le poème, avec peu de marques temporalité (hors l'arlequin, il y a "l'arlequine s'est mise nue" qui laisse plutôt imaginer que les vêtements ne sont pas loin, mais ne crée pas pour autant de mouvement). Les poètes au début du XXe siècle, expliquait ma professeure de français, tentaient de trouver un moyen d'exprimer la simultanéité, et ils ont trouvé cette idée de juxtaposer des phrases au présent. C'est particulièrement frappant dans la dernière strophe, mais en fait, tout le poème est un tableau. - Marie Laurencin est peintre.

-L'interface, les correspondances

Un autre thème traverse le poème, celui de l'interface. Le crépuscule est le moment de transition entre le jour et la nuit, la lumière et l'ombre, la vie et la mort (les "ombres des morts" mêlent les deux concepts).
Le charlatan est qualifié de "crépusculaire" : il vante des "tours" de magie (une hypothèse pas absurde puisqu'il y a des "fées" et des "enchanteurs"), mais qui pourraient être factices. Donc ce qualificatif évoque une ambivalence : la cohabitation, dans le même espace, dans le même être humain, de contraires.
Même le ciel m'évoque cette double nature : il est "sans teinte", et honnêtement, j'ai envie d'imaginer du blanc, quand je lis "sans teinte" ; mais comment voit-on les étoiles "pâles comme du lait", la Voie Lactée (motif récurent dans Alcools qui justifie peut-être que la rime soit en fait une assonance) sur fond blanc ? Et il fait bientôt nuit, donc le ciel doit être noir ; et en fait il est peut-être gris, couleur aussi sans teinte.
L'arlequin, lui, est surélevé, mais néanmoins proche de la terre, et il décroche une étoile, qu'il manie "à bras tendus" (précautionneusement ?), mais néanmoins, il a créé un lien entre le ciel et la terre (encore une opposition) et a amené l'étoile sur scène. L'arlequin est donc acteur d'une correspondance verticale.
On pourrait également déceler des correspondances horizontales, des synesthésies au moins, puisque le poème est certes un tableau, mais sa forme écrite nous laisse imaginer en plus le son qui provient de l'image des cymbales, le frisson provoqué par les ombres, la fraîcheur du lac et la douceur du soleil couchant.

-La vision du poète

En fait Crépuscule peut être vu comme un art poétique, c'est-à-dire un poème qui expose la vision de la poésie qu'a son auteur. Alors, l'arlequin est le poète, l'étoile est la poésie, ou peut-être Marie Laurencin. L'arlequin va la chercher haut dans le ciel (qui rappelle le "ciel des idées" platonicien) et l'offre aux spectateurs, les autres hommes. En particulier, "le nain" représente ceux qui jalousent le poète, qui est "trismégiste" (adjectif qui renvoie à Hermès), c'est-à-dire "trois fois très grand", puisque lui seul peut aller chercher les étoiles là où elles sont.
De plus, l'épisode du salut me fait penser au poète qui remercie ceux à qui il doit beaucoup ; ici, au monde enchanté et féerique ; il fait peut-être aussi référence aux artistes qu'Apollinaire admirait ("venus de Bohême", qui me semble renvoyer à "Ma Bohême" de Rimbaud, et au pays des artistes en général).
Enfin, l'arlequine, qui ouvre le poème ("frôlée" la concerne), apparaît comme la compagne du poète, par sa dénomination, et pourrait bien représenter l'amour, pas dans une personne particulière (les "ombres" me semblent davantage tenir le rôle des amours perdues), mais en tant qu'entité abstraite ; l'arlequine est donc une allégorie. Celle d'un des sujets principaux des poèmes d'Apollinaire dans Alcools, l'amour - l'amour des femmes, en fait. (Toutefois, le poème est dédié à Marie Laurencin, donc l'arlequine est peut-être bien personnelle, mais au fond rien ne la distingue si ce n'est son actualité.) L'arlequine évoque également des figures plus magiques du fait de son contexte, et en particulier ressemble à la Lorelei ou à une naïade.
En revanche, l'arlequin-poète est blême. Il se pourrait que l'artiste souffre, ou qu'il ne fasse pas exactement partie de ce monde coloré.
Enfin, il est temps de conclure par l'allégation volontairement fausse que j'ai faite au début pour installer la dimension picturale : en fait, il y a des marqueurs temporels, mais ils sont tous liés à l'arlequin, il est le seul à se mouvoir dans ce tableau ; pas exactement : il est le seul à évoluer. Le charlatan harangue, le pendu joue des cymbales, l'arlequine s'admire, ils font une action en boucle, qui peut être figée, mais l'arlequin lui se détache.

Je crois que j'ai fini, je tiens à souligner le caractère subjectif et incomplet de ma lecture, mais je voulais vous transmettre ce qui fait que j'aime ce poème. Pour être tout à fait exact, je suis assez peu en accord avec la vision du poète, néanmoins pour tout le reste le poème est magistral et dense ; je le connais par cœur et j'en découvre à chaque lecture.
Néanmoins, il me reste quelques interrogations, parmi lesquelles, succinctement : l'aveugle, la biche, "les enchanteurs" et pas des enchanteurs.
Pour aller plus loin, je vous encourage à une lecture érotique du poème.

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